LA FAIM DE L'AME

Par Jacqueline Kelen

Dans sa faillite générale à prendre soin du Vivant, il est dans notre société décadente des êtres fragiles qui souffrent dans leur chair de cette absence de lumière: les anorexiques. Dans un texte d’une grande beauté et profondeur, Jacqueline Kelen propose un point de vue novateur, prenant en compte la vie intérieure, l’âme humaine et ses aspirations profondes. Car les «spécialistes» de la question, étant étrangers à toute vie spirituelle, ne peuvent pas comprendre les profondes frustrations de la jeunesse occidentale.

 

Ils cherchent la roseraie et on leur indique le chemin de l’hôpital. Ils déplient leurs ailes encore fragiles et on les enferme pour les gaver. Ils rêvent de perfection et d’idéal et on leur parle de problèmes et de thérapie. Ils se sentent singuliers, ardents, et on les ravale au niveau de malades mentaux, de névrosés quelconques. Mais ils résistent, ils tiennent bon : leur âme a hâte de respirer le parfum délicieux que répandent les roses lointaines.

Ces adolescents sont désignés par un terme clinique qui en dit long sur l’échelle de valeurs d’une société : comme ils ne mangent presque pas et qu’ils maigrissent à vue d’œil, on les taxe d’anorexie - un mot venu du grec et signifiant «absence d’appétit». Comme s’il n’existait que la faim du corps, le besoin d’ingérer des nourritures. Eux, ils aspirent à se détacher des contingences terrestres, à s’élever au-dessus des conduites communes. Et par cette désaffection des choses matérielles, par ce détachement radical, ils mettent en question le monde dans lequel ils se sentent à l’étroit, ce monde que l’on dit riche, en pleine croissance, satisfait de ses biens de consommation et qui se montre si opaque dans sa réplétion.

On parle beaucoup de la faim dont souffrent diverses populations de la planète, et des organismes humanitaires, des associations caritatives tentent d’y remédier, ce qui est tout à l’honneur de l’homme. Mais cette famine visible et dont nous sommes tous informés ne saurait recouvrir ni évacuer le problème crucial de la faim spirituelle, de la soif de beauté et de transcendance dont le monde occidental se trouve accablé et qu’il continue de nier. Oui, aujourd’hui, en Occident mais aussi dans les pays occidentalisés, des jeunes gens s’épuisent et meurent de cette faim non reconnue. Ils s’avèrent de plus en plus nombreux mais personne ne veut admettre ce dont ils souffrent, personne ne veut entendre le cri qu’ils lancent dans ce désert spirituel que la société moderne a créé très minutieusement.

Imaginons, en effet, que dans notre pays une adolescente se mette un jour à ne plus s’alimenter tout en continuant une vie active et studieuse. Les parents s’inquiètent, menacent, forcent la jeune fille à manger et essaient de la raisonner. Comme elle persiste dans sa conduite et s’amaigrit, les parents la conduisent chez un médecin ou, mieux, chez un spécialiste de la nutrition ; et si son cas ne s’améliore pas - puisque désormais elle est cataloguée comme «malade» -, on l’emmène chez un psychiatre ou un psychothérapeute. Là, le verdict tombera : l’adolescente est atteinte d’une maladie mentale (ou psychique, ou nerveuse), elle est «anorexique». Dès lors, elle sera prise en main, c’est-à-dire nourrie de force, et à ce traitement brutal on adjoindra des remèdes chimiques et des entretiens psychologiques.

A ce stade quasiment irréversible, la jeune fille n’est plus de taille à lutter, à faire entendre ce qui la tourmente, ce dont elle a faim profondément. Elle n’a plus le cœur de se battre : après lui avoir assené un diagnostic psychiatrique, le plus souvent on l’a enfermée dans une clinique spécialisée ou dans un service hospitalier afin de la faire grossir. A qui désormais pourrait-elle faire entendre la plainte de son âme ?... Beaucoup de ces jeunes gens choisissent alors de mourir, de quitter définitivement la prison du monde.

Les plus honnêtes, parmi le personnel soignant, parleront d’un échec médical. Mais en réalité il s’agit d’une défaite bien plus grave : d’une totale faillite spirituelle.

Je soutiens que ce qu’on appelle «anorexie mentale» n’est pas une maladie. Que cette étiquette, inventée au XIXe siècle par des cliniciens et des psychiatres, vise à occulter et à juguler la dimension spirituelle présente en chaque être humain mais dont certains sont davantage conscients.

Les jeunes gens qui s’affament souffrent terriblement mais ils ne sont pas malades, au sens prosaïque du terme. Et ils me touchent immensément : c’est d’abord à eux que ce livre s’adresse. Je les comprends. Leur sentiment d’exil, leur goût de la perfection, leur soif d’absolu, je les connais depuis ma petite enfance et ne les renie pas. Seulement, au fil des ans et des épreuves, j’ai trouvé des parades plutôt que des remèdes : l’étude, la création littéraire, la recherche intérieure. Grâce à la poésie, aux livres, à la musique, grâce aux oeuvres d’art et aux textes sacrés des diverses religions, j’ai appris que ce n’était pas un banal mal de vivre mais un désir éperdu de beauté, de lumière, une aspiration à l’infini. Ainsi cette nostalgie ou soif de l’âme que je ressens toujours vivement et dont je ne veux surtout pas être dépossédée se révèle une porte ouvrant sur un monde magnifique, irremplaçable mais non point achetable ; sur le monde de l’Esprit, au fond le seul réel, qui éclaire l’aventure terrestre jusqu’à son accomplissement.

Au royaume de l’Esprit chacun peut avoir accès : par le silence et le recueillement, par une rencontre amoureuse, un partage de cœur à cœur, par une émotion esthétique, mais aussi par une épreuve, par la souffrance. C’est pourquoi j’estime criminels ceux qui s’ingénient à ruiner la conscience de l’homme - ce «prodige de la nature» que chante Sophocle par le chœur d’Antigone, ce «miracle» célébré par les humanistes de la Renaissance. Je n’aime pas ceux qui coupent les arbres à la racine, ceux qui tuent systématiquement les oiseaux.

Oui, je suis du côté de ces jeunes gens affamés d’idéal mais qui ne perçoivent pas clairement l’origine de leur mal. Je les soutiens dans leur quête héroïque mais non dans leur refus de s’alimenter. Ils m’apparaissent comme l’«écharde dans la chair» d’une société repue, comme un cri déchirant la torpeur et la satisfaction générales. Et le traitement qu’on leur réserve est souvent trop injuste.

Ceux qu’on persiste à désigner comme des anorexiques souffrent non pas d’une maladie ordinaire mais d’un tourment métaphysique. La nostalgie de l’âme n’a rien à voir avec un trouble du comportement, avec un dérangement psychique ou hormonal, rien à voir avec la nutrition. Cela se passe à un autre étage, en un lieu plus subtil, plus élevé. Loin de l’hôpital et du cabinet du psy. Au niveau de la roseraie.

Leur quête de dépassement de soi paraît insensée à la plupart des contemporains et à juste titre elle fait peur par les effets ravageurs qu’elle entraîne. Mais elle n’en demeure pas moins une quête spirituelle qu’il s’agira d’alimenter au lieu de nier. Encore faut-il prendre en compte la réalité invisible qu’est l’âme.

Je me suis demandé à quand remontait cette conspiration contre l’âme, contre la dimension spirituelle de l’être humain. Il y eut dans toute l’histoire de la philosophie une pensée matérialiste, illustrée par exemple par Democrite, Epicure ou Lucrèce dans l’Occident antique. Or, elle n’induisait pas une intolérance à l’égard des autres croyances et pratiques et elle ne niait pas l’existence des dieux mais insistait sur la vertu et sur la liberté de l’homme sans référence à une puissance supérieure ou à une providence. Mais jamais, semble-t-il, avant le milieu du XIXe siècle ne fut mené ce combat acharné contre les aspirations spirituelles de l’homme et contre le nom même de l’âme.[...]

La lutte contre l’âme trouva à la même époque un important relais chez les médecins dits aliénistes [...] qui fondèrent en Europe l’institution psychiatrique, puis chez les inventeurs de la psychanalyse, Freud en premier. Pour celui-ci, la religion est une «nevrose universelle», toute aspiration de l’homme à la beauté, à l’amour, à l’éternité se voit ravalée à la «libido «, aux pulsions sexuelles, et l’âme est répudiée en faveur de l’inconscient. [...] En même temps, les aliénistes, suivis par Freud, mettent au point le vocabulaire pathologique (paranoïa, schizophrénie, narcissisme, anorexie...) qui désormais doit rendre compte de toute la vie intérieure de l’homme. Il n’y a plus de mystiques, seulement des «hystériques», de pauvres femmes qu’un Charcot exhibe à la Salpêtrière lors des leçons qu’il donne vers 1870 et auxquelles il convie la bonne société comme à un spectacle divertissant. Il n’y a plus d’extase ni de ravissement, seulement de l’angoisse et de l’hystérie, comme l’ont décrété ces autorités masculines. C’est ainsi qu’aujourd’hui, tristes héritiers de cette vision morbide de l’humain, nous nous trouvons dans l’incapacité de comprendre tout ce qui relève de l’ascèse, de la purification, du combat spirituel, de l’éveil de conscience. Sur toutes les conduites est plaqué un jargon psychopathologique qui remonte au XIXe siècle et qui fait fi aussi bien d’une philosophie millénaire que des traditions spirituelles les plus anciennes. Or, ce vocabulaire psychiatrique est non seulement inadéquat pour parler du monde de l’âme mais surtout il bâillonne une réalité essentielle dont des millions d’hommes dans leur vie et par leurs œuvres ont témoigné. Voilà pourquoi les jeunes gens étiquetés anorexiques ne peuvent être ni compris ni vraiment soignés: pour aborder le mal dont ils souffrent, il faut disposer d’instruments appropriés. On n’attrape pas une libellule avec un piège à loup...

Si l’on dresse rapidement une liste des maux divers dont sont atteints les jeunes du monde occidental, on énumérera : la violence et la délinquance en progression constante, l’usage de la drogue, du racket, des armes, le jeu du foulard, les sévices et agressions commis contre des personnes de tout âge, y compris des enfants, les voitures incendiées, les vols à l’arraché... Et surtout, ce qu’on garde sous silence, les suicides de plus en plus nombreux : en France, par exemple, avec 12 000 suicides par an, c’est la deuxième cause de mortalité chez les jeunes gens de quinze à vingt-quatre ans.

Pour faire baisser le nombre d’accidents de la route qui causent bien moins de morts que les suicides de la jeunesse, on parle de prévention, on met en place des programmes d’intervention. Mais qui ose parler ouvertement de ce terrible mal qui frappe des adolescents désenchantés, sans espoir ? De temps à autre un colloque est organisé, qui réunit des «spécialistes» de la question, à savoir : des psychologues, des médecins, des éducateurs, des travailleurs sociaux. Toujours la même brochette. Et le malaise, les suicides ne régressent pas.

Je me souviens d’une conversation que j’eus un jour avec Marie-Madeleine Davy, à qui je teléphonais régulièrement. Nous en vînmes à parler du suicide des adolescents et elle qui avait traversé tout le XXe siècle, qui connaissait si bien la philosophie médiévale et la ferveur des mystiques, me dit en baissant la voix : «Je ne devrais pas dire ça, mais je les comprends...»

Arrêtons de parler, pour nous rassurer, de problèmes familiaux et sociaux lorsque la violence, la délinquance et le suicide des adolescents s’accrois sent dans un monde si douillet et en progrès constant. Arrêtons de faire des rapports d’expert, d’instaurer des commissions, de déléguer policiers, éducateurs et psychologues pour répondre au malaise profond qu’éprouvent tant de jeunes gens. Cessons aussi de croire tous ceux qui viennent vendre un nouveau «projet de société» ou mettre en place une nouvelle institution spécialisée. Oui, arrêtons enfin de tout mesurer à l’aune du social et de l’économique - en réclamant plus d’argent, plus d’aide, plus de logements, plus de personnel éducatif, etc. - ou de faire appel à la «citoyenneté», à la «solidarité», et autres termes généraux.

Je soutiens qu’il s’agit avant tout d’un problème spirituel que la société moderne s’entête à nier avec la dernière énergie. Tant que la dimension spirituelle de l’être humain sera bafouée, non reconnue, le malaise gagnera toutes les couches de la société. Tant que l’on s’évertuera à calmer des symptômes au lieu de se tourner vers l’intérieur, vers ces ramifications de l’âme que le philosophe Heraclite disait si profondes, on restera dans l’erreur et dans l’impuissance. Même la «fracture sociale» dont parlent certains hommes politiques me semble de peu de poids par rapport à la terrible coupure d’avec le sacré dont le monde occidental est marqué. Je ne minimise pas ici ce qu’on dénomme l’exclusion, j’affirme qu’elle est une des conséquences de notre amnésie spirituelle, une des manifestations cinglantes de l’éradication de l’âme.

Les adolescents qui se suicident ou qui se passent de manger, ceux qui recourent à l’évasion des drogues et de l’alcool, sont souvent loin d’être des exclus : ils ont une famille, un logement, de l’argent et font des études, ils reçoivent des soins de santé. Extérieurement, ils sont tout sauf défavorisés. Pourquoi donc ne se contentent-ils pas de cette simple «survivance» ? Qu’est-ce qui, en eux, parle plus fort ?

Je réponds : l’aspiration à la transcendance.

 

 

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Presses de la renaissance